Cette biographie s'inspire des extraits du Journal de Julius Bissier et d'ouvrages consacrés à l'artiste, en particulier ceux de Werner Schmalenbach, André Kuenzi et Marie-France Poiret.
C'est en 1893, dans une petite ville de Haute Rhénanie, Fribourg-en-Brisgau, que naît Julius Bissier. Ses parents sont d'origine modeste. Malheureusement, son père meurt alors qu'il n'a que 14 ans.
Il poursuit ses études au gymnase de Fribourg-en-Brisgau. À l'Université de cette ville il entreprend des études d'histoire de l'art qui seront assez brèves avant de s'inscrire à l'École des Beaux-Arts de Karlsruhe. Nous sommes alors dans les années 1913-1914, juste avant que n'éclate la guerre de 1914.
Déclaré inapte au service, Bissier est versé au service du bureau de censure, où il restera jusqu'en 1917. Ces premières peintures datent de cette époque. Il en détruira un certain nombre estimant qu'elles ne méritaient pas d'être gardées. Il s'agissait principalement de paysages et de sujets religieux...
1919 est une année importante dans sa vie, puisqu'il verra, chez un commerçant de Fribourg-en-Brisgau, ses premières œuvres exposées en vitrine et appréciées des passants. Par ailleurs, il fait la connaissance de Ernst Grosse qui est sinologue. C'est lui qui l'initiera à la pensée et aux arts de l'Extrême-Orient. Cette rencontre est vraiment capitale. Cette amitié durera jusqu'en 1927, année de la mort du sinologue.
1920, première exposition personnelle à Fribourg-en-Brisgau : beau et franc succès. Il se marie en 1922 avec Lisbeth Hofschneider, rencontrée deux ans plus tôt. Il a 29 ans.
L'année 1923 voit sa participation à une exposition au Kunsthaus de Zurich où il présente seize toiles. Toiles qu'il va détruire à la hache (!) à leur retour. En effet Julius Bissier est en proie à une première et profonde dépression. (Des angoisses et des peurs qui le poursuivront sa vie durant...) Il s'éloigne désormais des paysages et des sujets religieux pour rejoindre un monde « plus intérieur ». Il veut faire une peinture qui lui ressemble davantage, car il a l'impression d'être dans une impasse.
Naissance sa fille Dorothée en 1926 et de son fils en 1928.
En 1929, il découvre les premières peintures de Picasso, Klee, Léger... Le monde de l'abstraction vient à lui par l'intermédiaire du peintre Baumeister. Jusqu'en 1933 il enseigne à l'Université de Fribourg-en-Brisgau.
Rencontre essentielle à Paris avec Constantin Brancusi en 1930. Il prend la décision d'arrêter la peinture pour se consacrer exclusivement à des encres de Chine abstraites dont le développement se poursuivra jusqu'à sa mort.
Encore une rencontre importante, celle du peintre Osckar Schlemmer. Une profonde affinité unira ses deux artistes jusqu'à la mort de ce dernier en 1943. Important échange de lettres.
Deux événements terribles assombrissent cette année 1934, le premier, celui de la mort de son fils qui va périr dans l'incendie de l'atelier de Julius, incendie qui verra aussi disparaître presque toute son œuvre... Le second est la montée du nazisme. Il est alors considéré comme faisant partie de ces peintres dits de « l'art dégénéré »... Il n'a plus d'atelier pour travailler, il se sent traqué, il vit replié sur lui-même. Il passe des heures à jouer au violoncelle et ses nuits à tenter de peindre. Heureusement, l'atelier de tissage de sa femme leur permet de vivre et il assure la comptabilité de la petite entreprise familiale.
Entre 1935 et 1938, plusieurs voyages le conduisent en Italie.
En 1937, il fait la connaissance de l'œuvre du mythologue Johann Jakob Bachofen. Ce spécialiste de l'Antiquité et de sa symbolique funéraire offrira à Julius Bissier un véritable réservoir de signes symboliques qui enrichiront ses propres tableaux.
Mais la guerre est là, nous sommes en 1939. Malgré un déménagement à Hagnau sur les bords du lac de Constance, ses peurs reviennent. En 1943, il abandonne presque complètement la peinture. En 1945, les troupes françaises envahissent Hagnau et prennent logement chez lui...
Heureusement les vingt prochaines années du peintre sembleront plus calmes. Cela commencera par une coopération familiale autour du tissage. En 1947, Dorothée, sa fille, tisse un tapis de plumes d'après des figures symboliques créées par son père. Puis Julius acceptera (entre 1949 et 1952) que sa femme tisse, à son tour, des projets de ses œuvres, mais à un seul exemplaire !
Il pressent aussi la réapparition de la couleur dans son œuvre. De nombreuses expositions viendront scander le rythme de ces années.
En 1956, il a 65 ans. Voici « l'œuvre ultime » de Julius Bissier, celle qui nous est la plus familière, faite de miniatures et d'aquarelles.
C'est une œuvre qui s'inscrit dans une quête spirituelle, voire « métaphysique ».
Il séjourne à Ascona, petite ville de pêcheurs sur les bords du Lac Majeur. Il éprouve une certaine attirance pour ce lieu et finira par s'y établir en 1961. Une petite pièce de six mètres carrés lui sert d'atelier. Il retrouve là une certaine sérénité, rejoue de son violoncelle qu'il avait délaissé depuis la guerre. Les plus belles œuvres seront réalisées dans ce climat de paix.
Les amitiés des dernières années sont nombreuses, tant avec Jean Arp, Mark Tobey.
À partir de 1961, l'œuvre de Julius Bissier passe les frontières et se fait connaître d'un plus large public par de très nombreuses expositions internationales, qu'elles soient personnelles ou collectives.
Il meurt le 18 juin 1965 à Ascona.
c
A la rencontre d'une oeuvre...
Préambule.
Je n'ai jamais rencontré Julius Bissier. Mais peut-être nous sommes-nous croisés dans les ruelles d'Ascona ou de Ronco, villages des bord du lac Majeur dans le Tessin ? C'était malheureusement sans le savoir... En effet, entre 1963 et 1965, nous passions nos vacances en famille dans le Tessin et plus précisément à Ascona. Julius Bissier, lui, y venait régulièrement depuis 1961 avant d'y habiter définitivement en 1965. Mais je pense que j'aurais été un peu jeune pour apprécier sa peinture, car à cette époque je n'avais qu'une petite dizaine d'années...
Pourquoi la peinture de Julius Bissier est-elle pour moi un réel enchantement ?
J'ai découvert son œuvre assez tardivement (pur hasard ?) : C'était en 1993, lors de l'exposition montée par la Galerie Claude Bernard, rue des Beaux-Arts à Paris. J'ai pu alors me rendre à Paris pour admirer l'ensemble des travaux présentés, mais surtout en garder un souvenir mémorable en achetant quelques catalogues. Les calligraphies à l'encre de Chine ont été surtout une véritable révélation.
c
Pendant plusieurs années, j'ai aussi travaillé cette forme d'expression qui met en relation la feuille de papier, le pinceau et la main.
"Les clefs du Réel" (extraits) poème de Jean Malrieu
Illustration D. Fournier. 1990 16 x 16 cm
"Demande aux arbres s'ils connaissent sa présence.
Depuis qu'ils vivent sur les routes, leur mémoire est grande
et dans l'aubier,
faite au couteau, dort la vieille cicatrice
qui rend plus vif le feuillage et plus vert le chant de l'oiseau."
(...)
Voici deux ou trois exemples... l'illustration du recueil « Les clefs du Réel » de Jean Malrieu,
"Les clefs du Réel"(extraits) poème de Jean Malrieu
Illustration D. Fournier. 1990 8 x 16 cm
"Un jour,
Tu comprendras le geste de la rivière qui t'apporte
comme un chien couché
Tous les galets de la montagne."
(...)
"Les clefs du Réel" (extraits) poème de Jean Malrieu
Illustration D. Fournier. 1990 16 x 16 cm
"J'ai gravé mon nom sur le tronc noueux
et la sève de sa blessure a porté l'appel à la cime.
C'est pourquoi les feuilles l'ont chanté.
J'ai des amis dans les nuages, capitaines du charroi des ombres."
(...)
mais surtout, point culminant, la réalisation des Variations Dominique, rencontre musico-picturale avec les Variations Goldberg de Jean-Sébastien Bach (Cf. dossier photos)
c
Voici une anecdote vécue en lien avec la calligraphie.
Quand nous sommes allés à Pékin en 1999, un jour de promenade dans l'un des nombreux parcs de la ville, nous avons remarqué un petit attroupement de quelques hommes dans les allées dallées d'un jardin public. Que se passait-il ? Ils parlaient avec véhémence. Nous nous sommes approchés discrètement et là, à notre grande surprise, ils discutaient autour d'un idéogramme dessiné sur une dalle en ciment avec un chiffon mouillé enroulé au bout d'un grand bâton en guise de pinceau. Le maître montrait à l'élève que le vide qu'il avait crée dans la partie inférieure de l'idéogramme n'était pas proportionné avec la partie supérieure. Tout un art. Il fallait arriver à la forme parfaite. Le vide et le plein, le yin et le yang. L'élève redessinait alors le même caractère sur une autre dalle, sous le regard attentif et scrutateur d'autres hommes plus ou moins critiques. Chacun y allait de son avis... Nous sommes restés longtemps à admirer cette leçon d'écriture en plein air.
Oui, quelle leçon aussi pour nous. Nous ne connaissions pas le nom de cet idéogramme, mais on pressentait clairement ce que voulait le maître, sur l'endroit, où précisément il attirait l'attention de l'élève. Je crois que l'œuvre de Julius Bissier se plaçe dans une attitude identique. Atteindre la perfection, entre le plein et le vide. Le noir et le blanc. Toute sa vie, il a été tendu vers ces sommets de la perfection, les atteignant de temps en temps. C'est alors qu'il signait ses travaux, d'une date et moins de son nom, tel un sceau. Ces dates deviennent dès lors les titres de ses dessins.
On a souvent parlé du travail de Bissier avec une approche monastique, une sorte de « travail de moine », nourri de spiritualité. Il faut s'entendre, à mon avis, sur le mot de spiritualité, qui au sens large rejoint davantage ici les grandes lignes du livre de Kandinsky du « Spirituel dans l'Art ». Cette spiritualité s'exprimerait aussi, à mes yeux, plutôt par des conditions de vie qui sont proches d'une certaine ascèse involontaire.
Les conditions de vie rencontrées au cours de sa vie ont souvent été douloureuses. Une certaine pauvreté l'a accompagné jusqu'à la soixantaine passée... L'exiguïté de son atelier, aussi, quelques mètres carrés, influença certainement le format réduit de ses travaux... Enfin, une fragilité psychologique, d'où une dépression chronique n'était pas absente. (La disparition de son atelier et de tout son travail dans l'incendie en 1934 ont dû être pour lui des épreuves terribles.) Mais au milieu de cette simplicité de vie et de ces remises en question, il cherchait... Il « expérimentait » dans la solitude et c'est là qu'il finit par trouver.
Son oeuvre se partage entre ces "Encres" et ces "Miniatures". (Cf. le dossier : album de photos)
Le noir de l'encre de Chine et le blanc du papier furent pendant de très longues années ses seuls moyens de créations (depuis 1930). Il fabriquait ses pinceaux et peut être même son encre à partir de pigments...
Les miniatures relève de la même gestuelle. De la même délicatesse.
C'est une poésie peinte, parfois avec l'intégration d'une lettre peinte dans cet univers de formes plus ou moins abstraites. Chaque tableau s'anime de la rencontre de couleurs en camaïeu dans l'abstraction. Une invitation au rêve.
Je ne peux m'empêcher de voir un équilibre parfait dans la relation entre ces masses de couleurs. Elles jouent entre elles. Subtilité des couleurs délavées et transparentes, Rétentions d'eau et d'aquarelle, traversées par un filet d'encre. Ces Miniatures nous prennent par la main pour une promenade visuelle. Les Encres par contre, elles, se saisissent d'emblée.
Personnellement, je retrouve la même solidité formelle que celle que l'on peut éprouver devant les toiles de Morandi, avec l'absence de perspective en plus.
Toiles d'enchantement qui ne se satisfont d'aucun artifice. «Le travail du moine-peintre» est dans cette épuration qui l'a conduit à l'essentiel.
c